Introduction
On me demande souvent: « Mais dans le fond, depuis quand met-on des croix sur les sommets ? Et pour toi, qu’est-ce que cela représente…? Qu’est-ce qui te motive à monter photographier toutes ces croix ? »
Ce qui est sûr, c’est que l’histoire des croix sur les sommets est indéniablement liée à l’histoire de la montagne et des conquêtes sommitales, mais qu’il y a des
croix sur les cols et les chemins depuis des siècles, pour guider le voyageur. Il n’est pas exagéré de dire que les croix font partie intégrantes du paysage européen (pour les autres continents, je n’ai pas été vérifier, mais il est sûr que les Conquistador, par exemple, plantaient systématiquement une croix sur tout territoire conquis ; l’histoire des croix sur les autres continents est donc liées au développement de la mission chrétienne et de la mise en place des colonies européennes).
L’autre évidence lorsqu’on s’intéresse aux signes symboliques ou religieux sur les sommets, c’est que de tout temps, les hommes ont établi un lien entre les divinités et les lieux élevés. Tertres, menhirs, montagnes, ziggourats, pyramides, tour de Babel, à chaque fois, les hommes ont cherché à se rapprocher du ciel.
Ma recherche, lors de mon temps sabbatique, m’a mené à la recherche des croix, des personnes qui montent à ces croix, les montagnards, et autant que possible à comprendre ce qui motive les uns et les autres à escalader monts et sommets. La croix n’est-elle plus aujourd’hui qu’un symbole marquant le point le plus haut ? Ou a-t-elle encore pour les gens un sens spirituel ? Que signifie « atteindre un sommet » pour les montagnards ? Une coche (pour ne pas dire une croix !) de plus dans le carnet de courses ? Une journée d’évasion ? Une quête de soi-même…? En écoutant l’écho des autres, je vais également à la quête de ma propre réponse…
L’homme et les sommets
Comme le dit très justement François Gachoud, « il y a en tout homme un besoin de hauteur. L’appel vers le haut est constitutif de notre nature. On ne peut pas vouloir devenir un homme sans vouloir s’élever […]. Il est évident que la montagne est, par définition, ce qui rend possible une élévation » (p. 41, F. Gachoud. Voir Lire et écouter). Dès lors, l’humanité a toujours vécu une relation étroite, particulière avec la « verticalité« , levant naturellement ses yeux vers les sommets et les montagnes. Comme le dit un Psaume, écrit au Moyen Orient et récité depuis des millénaires par les pèlerins se rendant à Jérusalem, « je lève les yeux vers les montagnes, d’où me viendra le secours » (La Bible, Psaume 121).
Samivel, dans son étude très complète sur la relation des Hommes avec les cimes, nous livre un condensé du rapport liant l’un et l’autre: « C’est autour d’une montagne-mère, située au centre du monde et reliant la terre des hommes au ciel des dieux, que se sont fort souvent structurées les anciennes civilisations : sorte d’épure intérieure à partir de laquelle ils ont tout édifié. Il ne s’agit pas ici d’une théorie, mais d’un constat […]. Pourtant, les circonstances variaient. Il existait des peuples montagnards pour lesquels la cime cosmique était une réalité matérielle […]. D’autres hommes s’étaient installés dans les plaines
fertiles, au bord des fleuves ou de la mer. A l’entour, le paysage était à peu près plat […]. Si les montagnes n’existaient pas, il fallait les inventer […]. Tout peuple sédentaire parvenu à un certain degré d’organisation sociale élève des édifices matérialisant sa propre conception de l’univers. Ils peuvent être fort humbles et fort primitifs, ou au contraire atteindre des proportions colossales et témoigner d’extrêmes raffinements » (p. 265-266, Samivel, Hommes cimes et dieux. Voir Lire et écouter).
A propos de l’histoire de la Tour de Babel, qui fait partie des récits fondateurs de l’Ancien Testament (Bible), Samivel écrit encore: « Les circonstances authentiques de l’effondrement de la puissance babylonienne n’intéressent que les spécialistes. La version biblique intéresse toute l’humanité à cause de son contenu exemplaire. Jusqu’à présent, les « pointes » que les hommes tentaient vers l’En-Haut étaient marquées d’humilité. Les moins imparfaites mêlaient aussi l’amour. Dans le mythe babélonien (sic), les buts poursuivis sont maléfiquemment retournés. Il s’agit désormais d’un acte d’agression. […] L’homme veut se hisser au centre élevé de l’univers , non plus pour rendre hommage à la divinité ou s’entretenir avec elle, mais pour la détrôner » (p. 294-295, Samivel, Hommes, cimes et dieux. Voir Lire et écouter).
Lever les yeux, monter, escalader, gravir… il fallait encore un pas de plus pour que l’humanité conquiert systématiquement tous les sommets de la terre.
L’homme et les croix
Les croix plantées dans un décor alpestre ne datent pas d’hier. En effet, depuis que l’homme se déplace de vallée en vallée pour chercher de bons espaces à pâturer et pour commercer, les cols sont « marqués » de signes de passage. Ceux-ci servent bien sûr à indiquer la bonne direction, mais aussi à indiquer la présence de lieux de recueillement pour demander la faveur des dieux lors du voyage. Samivel le décrit de manière assez exhaustive, en s’appuyant sur de nombreux exemples de civilisations, à différentes époques de l’histoire humaine: « On voit surgir ici le thème du Centre élevé de la terre où s’accomplissent les transcendances.[…] Tout objet orienté principalement dans l’axe vertical était capable d’assumer une telle fonction » (p. 23, Samivel, Hommes, cimes et dieux. Voir Lire et écouter).
Ce sont les Romains qui, les premiers, grâce à la « Pax Romana », créent des itinéraires alpins véritablement aménagés. On y trouve des hospices et des
hébergements sur les cols et dans les vallées. Cela permet de se déplacer rapidement et en toute saison pour des raisons commerciales, politiques ou militaires. Il reste aujourd’hui des traces visibles de ces aménagements (col du Grand ou du Petit St-Bernard, col du Simplon, col du Mont Cenis, etc.).
Mais à cette époque, en hiver en particulier, les déplacements à travers les Alpes sont très dangereux, et on trouve aussi quelques marques de tombes, sachant que cela ne représente qu’une infime partie des personnes disparues dans les tempêtes, les avalanches, le froid, l’égarement…
Les croix apparaissent vraisemblablement au moment où l’empire romain s’effondre et que s’impose le bas Moyen-âge, avec l’effondrement également d’une Europe en paix. Invasions, guerres, épidémies, en même temps que le christianisme se développe dans une Europe fragilisée. Les itinéraires alpins ne sont plus entretenus, on se déplace moins, les routes sont dangereuses, les pillards dominent les régions reculées, et sont maîtres des passages, rançonnant les voyageurs, ou les dépouillant de tout, même de la vie…
Dans ce contexte, les croix fleurissent au bord des chemins, comme signes de dévotion, comme marque de passage et indicateur « routier », mais aussi en souvenir d’un compagnon mort sur la route. Jusqu’au 19e siècle, cette habitude de planter une croix en souvenir d’un voyageur mort a perduré, et Samivel mentionne en particulier le col du Simplon rempli de croix !
Les sommets et les croix
Qu’en est-il des croix sur les sommets ?
Jusqu’au 18e siècle, rappelons-nous que les montagnes ne sont considérées que comme des lieux dangereux, habités par les démons ou le Diable. Seuls quelques sorciers ou sorcières, ou encore quelques chasseurs, osent s’aventurer au péril de leur vie dans les espaces montagneux sans une véritable raison (la seule étant l’obligation de devoir se déplacer d’une vallée à l’autre).
L’esprit scientifique de la Renaissance va bouleverser l’approche de la montagne au 18e et 19e siècles. La conquête du Mont-Blanc, véritable première ascension d’un sommet alpin, va permettre lentement le développement de l’alpinisme. Toutefois, on estime aujourd’hui que l’alpinisme est né lors de la conquête du Mont-Aiguille, le 26 juin 1492, par Antoine de Ville, valet de chambre du roi Charles VIII. Mais cette conquête suppose surtout un contexte politique qui n’amènera pas à conquérir d’autres sommets.
Le développement de l’alpinisme doit beaucoup au courage des Anglais qui viennent en Europe et qui remontent les vallées isolées pour y découvrir, dans des situations parfois très précaires, de nouveaux sommets et de nouvelles ascensions. L’hôtellerie n’existe pas, mais va très vite se développer et permettre à ces vallées reculées de se développer grâce au tourisme alpin.
L’un d’eux, le fameux Edouard Whymper, a inscrit son nom dans de nombreuses premières à travers tout l’arc alpin, mais surtout, il est le conquérants du Cervin, le 14 juillet 1865, dernier sommet non conquis des Alpes. Après cet exploit retentissant (autant dû à la conquête du sommet qu’au retour dramatique de la cordée qui verra disparaitre dans la face nord quatre des sept alpinistes conquérants, et qui fait encore aujourd’hui couler beaucoup d’encre), vient la période de la conquête des mêmes sommets par d’autres itinéraires, et là, ce sont les trois faces nord mythiques des Alpes (le Cervin, l’Eiger et les Grandes Jorasses) qui font parler d’elles…
C’est durant cette période que l’habitude de marquer le sommet conquis par une croix se développe. Joseph Zumstein, scientifique et théologien, part à la conquête de la Pointe Dufour (massif du Mont Rose) encore vierge, et y plante une croix métallique le 1er août 1820. Il aura le plaisir de la retrouver l’année suivante, malgré la rudesse de l’hiver, toujours à sa place. Il en profitera pour installer ses instruments de mesure (thermomètre, hydromètre) pour calculer les températures maximales et minimales durant l’année.
Mais il semble que la première croix plantée sur un sommet l’ait été par la mère de l’empereur Constantin, une pieuse femme revenant de Jérusalem avec, dans ses bagages, la croix sur laquelle a été crucifié l’un des brigands à côté de Jésus. Elle fait planter cette croix au sommet du Mont Olympe (Grèce). On est au 4e siècle. Ensuite, c’est au Concile de Nicée-Constantinople (en 325) que la croix est choisie comme symbole de la religion chrétienne, et à partir de là, elle va marquer tous les espaces habités de la chrétienté…
Toutes les croix que nous voyons encore pour une partie au bord des routes, en pierre, sont des restes de ces croix qui marquaient les chemins au Moyen Age, en signe de dévotion. Ici une croix offerte comme un ex-voto, là une croix indiquant le chemin, ici encore un col, ou une personne décédée, plus récemment des événements commémoratifs…
Bien sûr, tous les sommets ne sont pas pourvu d’une croix, ou même d’un bâton ou d’un signe marquant le fait que d’autres ont atteint le sommet avant moi… Mais certains symboles ont une histoire plus ou moins marquante, politique, personnelle, religieuse ou régionale. Il est très intéressant de lire le livre de Mme Denise Sonney (voir Lire et écouter) qui nous donne un florilège d’histoires de croix, et qui nous montre la variété des motivations des personnes qui ont un jour installé une croix sur un sommet ou un point montagneux culminant.
Qu’est-ce qui pousse l’homo sapiens à escalader les montagnes ?
Il est clair qu’aujourd’hui, chacun grimpe sur les sommets pour des motivations qui lui sont propres, et le symbole de la croix peut être interprété de nombreuses manières. Et tout d’abord, écoutons comment Emile Javelle, grand alpiniste vaudois de la fin du 19e siècle, décrit la motivation qui pousse l’alpiniste à gravir les montagnes:
« Je l’ai déjà dit, l’homme aime à gravir des cimes inconnues, parce qu’en foulant leur sommet il signale une conquête, il prend possession d’une nouvelle partie de son domaine. Non plus vaine gloriole, mais instinct profond de notre nature. A celui-là, si vrai, s’en mêle un autre plus puissant encore. Aspirant sans cesse à un idéal qu’il n’atteint jamais, une cime qui lui est promise le leurre un instant, trompe ses besoins, en donnant un but à ses espérances. Plus elle est haute, vertigineuse, difficile, et plus il croit se rapprocher de cette cime de l’idéal qui lui échappe toujours. Par un instinct profond et irrésistible, l’homme aime s’élever, monter, monter sans cesse. C’est ce qui fait qu’en secret le grimpeur aime toujours la cime la plus haute, à moins qu’il ne lui préfère la plus élancée, la plus libre dans l’espace, la plus dégagée de la terre. Deux voix se font entendre bien distinctes, au bord du précipice et près de la haute cime, l’une humaine, qui parle de fatigue et de crainte; l’autre surhumaine et qui crie: En avant, plus haut, plus haut encore ! Il faut atteindre la cime ! Heureux quand l’homme peut donner jusqu’au bout le change à son aspiration infinie et qu’au sein même du triomphe une secrète déception ne lui fait pas apercevoir qu’il s’est encore trompé. » (p. 76 à 78, Emile Javelle, Souvenirs d’un alpiniste. Voir Lire et écouter).
Bon, d’accord, il y a peut-être une manière moins pessimiste de dire les choses ! Laissons passer le 20e siècle et ses Rebuffat et compagnie pour nous intéresser aux ouvrages du 21e siècle.
Voici ce que dit Anne-Laure Boch à propos de la motivation: « Une passion, un amour: voilà ce qu’est la montagne pour ceux qu’on gratifie du joli nom d’amateurs(p. 19). […] L’alpinisme n’est donc pas un vain effort. Au contraire, il porte en lui-même son sens et sa récompense. Le sens lui est immanent, interne. Déplacer, un tant soit peu, ses limites physiques et morales est source d’une joie profonde, où la sensation d’accomplissement voisine avec une impression de plénitude et d’harmonie. Plus qu’une impression d’ailleurs, c’est une certitude: en se haussant physiquement sur les sommets, on se hausse moralement sur l’échelle des valeurs dont ils sont le symbole géographique. De là vient sans doute le sentiment de concordance avec le monde, de réconciliation avec le grand tout, qui est la récompense suprême (p. 85) » (Voir Lire et écouter). Le théologien que je suis se régale…!
Réflexion théologique
Si vous le désirez, vous pouvez poursuivre cette recherche plutôt « historique » par une réflexion théologique sur le sens de la croix.
Etj/23juillet2018
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