Gravir les montagnes en quête de croix
Je n’ai pas trouvé de références ou d’ouvrages qui font clairement le lien entre le symbole de la croix, dont on ne peut pas renier l’origine chrétienne au
moment où elles ont été implantées, et le sommet d’une montagne. Par contre, Anselm Grün a écrit un livre récent qui résume bien ma pensée (bon d’accord, c’est plutôt moi qui me retrouve dans sa pensée et son approche): Par monts et par vaux. La marche comme aventure spirituelle. François Gachoud (Sagesse de la montagne. Une expérience intérieure), entre autre, a fait le lien entre la marche en montagne (ou l’alpinisme en haute montagne) et la spiritualité. Il est intéressant de constater que plusieurs auteurs se sont intéressés à l’alpinisme dans sa quête de sens, ou de marche vers des sommets, et traitent de spiritualité dans des contextes totalement profanes (Anne-Laure Boch, Alain Ghersen…). Pour tous ces ouvrages, voir Lire et écouter.
Au moment de faire le bilan de mon temps sabbatique, j’ai le désir d’essayer de partager ce que la croix au sommet d’une montagne peut signifier, ce que toutes les croix que j’ai vues et photographiées ont été pour moi, et de saisir les sentiments de ce moment particulier de l’arrivée au sommet…
Un symbole pour un sommet ?
Il est clair qu’une croix sur un sommet, cela peut aujourd’hui laisser très indifférent. Pour certains, il s’agit d’atteindre le but, marqué par une croix, mais cela ne représente rien de plus que le « point à atteindre »; cela pourrait être un sèche-linge (!) ou une antenne… J’ai vu des gens arriver au sommet en courant, et repartir aussi vite après avoir pompé quelques gouttes dans leur gourde-pipette… J’ai plusieurs fois eu l’occasion de discuter avec des personnes au pied des croix, et à tous, j’ai demandé: « pour vous, que représente cette croix ? » J’ose dire que sur une quinzaine de réponses, je n’en ai eu aucune très « cohérente ». De « je crois qu’elle a été financée par le Crédit Agricole » à « Ben, on la voit de loin », je n’ai eu aucune réponse à ma question. Tout au plus, un homme, après une banalité et un silence m’a-t-il dit: « j’étais croyant, mais aujourd’hui, je ne crois plus… »
On a vu aussi avec quel empressement le guide attache son client à ce pilier solide (voir la vidéo de Tour Ronde, 28 juin 2018), que ce soit une statue de Marie ou une croix. Une symbolique du devoir accompli, de la réussite, de la sécurité. Une image qui pourrait inspirer les pasteurs que l’on qualifie volontiers de « guide »…
A l’inverse, il y a parfois une grande ferveur croyante, parfois un peu superstitieuse, chez les armaillis. Cela est frappant dans un canton comme Fribourg où vous verrez des croix proches des chalets d’alpage régulièrement fleuries. Je vous relate l’histoire de la croix de Tremetta, au pied du Moléson, qui reflète bien l’attachement des croix dans cette région. « A la fin d’un hiver, l’ancienne croix de Tremetta rendit l’âme. Les membres du CAS de la section Dent de Lys décidèrent de la remplacer. En plaine, on construisit un nouveau symbole et les hommes prirent le chemin de la montagne. Mais, lorsque ceux-ci arrivèrent sur les lieux, une croix toute neuve se dressait sur son poyet. Eh! oui. Discrètement, l’homme pour qui cette croix était importante, Ernest Puidoux, l’avait renouvelée » (Denise Sonney, p. 20. Voir Lire et écouter). Pour moi, cette histoire reflète le sentiment qui se noue autour de ces symboles aux sommets de nos montagnes, et l’attachement, parfois discret, qui s’y rapporte.
Ainsi, la croix d’un sommet représente-elle un signe religieux? A-t-elle encore une symbolique chrétienne? Est-elle un signe trigonométrique? Le souvenir d’un défunt? Une preuve à photographier pour prouver que l’on a atteint le sommet? Un but à atteindre? Un point solide pour attacher un client? A cela, je n’ai pas de réponse, car il y a autant de réponses que de définitions possibles… A chacun de trouver pour lui le sens que revêt telle ou telle croix. Peut-être même que ce sens peut évoluer en fonction de l’état d’esprit de la grimpette, ou de son état personnel au moment d’atteindre le sommet…
D’ailleurs, une croix sur un sommet ou une croix sur une crête, a-t-elle la même signification? Tous les sommets ont-ils la même valeur? Ou bien l’altitude, ou la longueur, ou la difficulté donne-t-elle une autre dimension à certaines croix? Ce que j’ai pu observer, c’est que généralement les sommets très fréquentés, voire « touristiques », ont des croix très conséquentes, alors que d’autres, difficiles à atteindre, ou hors des sentiers battus, ont des croix modestes…
Et moi, qu’ai-je vécu au pied de ces croix ?
Une chose m’a frappé ce printemps en arrivant sur un sommet particulièrement raide: la barre transversale de la croix, qui se découpait dans le ciel et qui faisait comme une barrière à mon ascension. Mais aussi, particulièrement lorsque les croix étaient basses, j’ai eu l’impression d’être accueillis au sommet par deux bras ouverts…
Une limite transversale
Arrivé au sommet et atteindre le point culminant, c’est atteindre une limite, c’est aller jusqu’où je peux, sachant qu’il n’y a, là, pas de point plus élevé. Comme si ce qu’il y avait au-dessus, cela ne m’était pas accessible, j’ai été au bout de ce qui m’était possible, au-delà, cela ne m’appartient pas. Cette barre transversale de la croix, c’est pour moi le signe de mes limites, que je mets en rapport avec la ligne verticale qui, elle, pointe vers le ciel et l’infini. C’est la symbolique de la finitude que je peux alors ressentir: j’ai fait ma part de la montagne, à Dieu reste ce qui est au-dessus, là où je ne peux pas aller. Et lorsque dans ma vie, j’atteins des sommets, ou que je me fait des montagnes de soucis, il reste quelque chose, quelqu’Un, en-dessus de moi qui veille et qui me rappelle qui je suis, modestement.
Cette perception de la croix prend du sens avec l’expression « une montagne à surmonter ». Est-il humainement possible de surmonter une montagne? En arriver au bout, arriver au sommet, oui, mais la sur-monter? Peut-être faut-il parfois modestement reconnaître dans notre vie que nous pouvons faire beaucoup, mais nous ne pourrons jamais aller au-delà du sommet…
La montagne comme lieu de rencontre entre Dieu et l’homme, voilà ce qu’on évoque volontiers en théologie chrétienne: « pour rencontrer l’homme, Dieu descend vers lui, mieux encore, en lui. Quant à l’homme, il est appelé à monter vers Dieu. Cette ascension-là est moins physique que spirituelle, car il s’agit de gravir la montagne qui est en nous, la montagne intérieure » (F. Gachoud, p. 113).
Un accueil transversal
Plusieurs fois au cours de mes excursions, en particulier dans le brouillard ou par mauvais temps, j’ai expérimenté ce soulagement, ce plaisir, de trouver la croix du sommet, indiquant ainsi que je suis au bon endroit, et que j’ai atteint le but… Cette croix, à ce moment, me paraissait comme deux bras ouverts m’accueillant après les moments éprouvants de la montée… L’arrivée au sommet est toujours un moment fascinant, exaltant.
L’accueil de l’ami, l’accueil du père qui se précipite au-devant de son fils, le sentiment de sécurité après les difficultés et le doute du chemin, autant d’images pour parler de ces bras ouverts.
« La plupart des sommets des Alpes et d’autres domaines de randonnée sont signalés par une croix au sommet. N’y figure pas seulement l’altitude que l’on a atteinte; elle montre bien d’avantage: l’amour de Jésus est au-dessus de tout, la croix est un signe de victoire. Toute la souffrance et la haine du monde sont vaincues par l’amour de Jésus-Christ, qui nous a aimés sur la croix éperdument et jusqu’au bout. […] Arrivés à la croix, nous pouvons nous sentir étreints par l’amour de Jésus, par l’amour de Dieu, qui afflue vers nous d’une façon particulière au sommet d’une montagne et nous entoure de tous les côtés » (A. Grün, p. 89-90). Parfois, ce sentiment d’amour m’a saisi au détour d’un sommet, me rappelant le sens de cette croix dans ma vie de foi et dans ma vie quotidienne… Quelle émotion…
L’expérience du silence et de la solitude
L’expérience du silence en montagne est d’un autre ordre, à mon avis, que l’expérience du silence dans un monastère ou une chapelle… Comme le dit François Gachoud, « ce silence demande qu’on l’apprivoise » (p. 89). Ce silence implique parfois une solitude (c’est en tous cas ainsi que je l’ai vécu) qui exige de moi que je prenne les bons choix au bon moment, que j’écoute mon corps, afin de ne pas dépasser mes limites. Savoir renoncer, tout comme se sentir largement en-deçà de ses capacités, cela fait partie aussi de l’expérience du silence et de la solitude…
Dans ce silence, j’écoute ce qui m’environne, et je reçois de la nature beaucoup de perceptions: le brouillard n’est pas silencieux, le ruisseau qui coule me donne une orientation, le vent, la tige de l’herbe sèche, le souffle du vol de l’oiseau, le bruit de ma chaussure sur la terre ou le caillou me donne des indications… « Ecouter le silence est un bienfaisant paradoxe » (F. Gachoud, p. 90). Et parfois, dans ce silence habité, il arrive que vous ne perceviez plus aucun son, en particulier en hiver, lorsque la neige absorbe les bruits: sentiment éphémère de calme absolu!
C’est dans ce silence (et cette solitude, à ne pas confondre avec l’isolement que j’ai aussi expérimenté: voir « Expérience d’une nuit en bivouac » à la page des méditations) que la rencontre peut se vivre, une rencontre dont les éléments sont les mêmes que ceux vécus par Abram, ou Elie, ou encore Jésus sur la montagne ou au désert : la mise à l’écart, l’écoute, l’attention, la perception, l’immensité de la nature. Une rencontre non pas que pour soi, mais pour nourrir mon quotidien et les rencontres que je vais vivre. La richesse de ces instants de solitude n’est pas exclusivement pour soi, mais elle se reflète dans la qualité de ce que je vais partager et ceux que je vais rencontrer. Le silence est ainsi ouverture sur l’autre, et le Tout-Autre.
La symbolique du sommet de haute montagne
J’aimerais encore brièvement évoquer l’ascension « ordinaire » d’un haut sommet. Lorsque la glace et la neige sont au programme d’une course de montagne (généralement en-dessus de 3500 m.), il est nécessaire de se lever tôt, l’objectif étant de redescendre et de quitter les difficultés glacières et neigeuses avant que le soleil ne frappe trop fort les pentes et ne provoque des coulées potentiellement mortelles. Il arrive alors que l’on soit au sommet au moment du lever du soleil… Et de fait, même si vous êtes encore sur l’arête, le lever de soleil sur une montagne est un instant de pur bonheur, évoquant la vie, annonçant la naissance, la résurrection, l’éveil. Que l’on pense à certaines femmes se rendant « de bon matin » dans un certain jardin proche de Jérusalem le lendemain de la fête de la Pâque…
Etj/23juillet18
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